En 1991, lorsque Mylène Farmer déclara faire partie d’une génération « désenchantée » dans son tube du même nom, le public se reconnut dans ces paroles et plébiscita la chanson qui remporta un très vif succès en France. Le clip vidéo, réalisé comme un court métrage, met en scène la chanteuse ainsi que de nombreux enfants prisonniers dans une usine qui semble être une sorte de goulag. Mais après une révolte dont la chanteuse est l’instigatrice, les chaînes de l’esclavage se brisent et, tandis que le refrain bat son plein, les prisonniers s’échappent de l’usine dans une atmosphère de liesse, tout étourdis par la liberté qu’ils viennent de recouvrer. Mais soudain, la musique s’arrête et les anciens prisonniers stoppent brusquement leur course effrénée : devant eux s’étend à perte de vue une vaste plaine enneigée qu’ils contemplent avec stupeur. La joie, déjà oubliée, laisse la place à un sentiment d’inquiétude qui se lit sur les visages désemparés. Il est facile de deviner les questions qui se bousculent alors dans leurs têtes, et qui peuvent se répartir en deux catégories, liées l’une à l’autre : [1]

1° Celles faisant référence à ce qui a été laissé derrière soi :

« Était-ce vraiment utile de briser nos chaînes ? Ne serions-nous pas perdants au final ? »

2° Celles faisant référence à ce que réserve le futur :

« Et maintenant, qu’est-ce qui nous attend ? Cette liberté fraîchement acquise débouche-t-elle sur quelque chose ? Et si c’était le vide ? »

En gros, ils se demandent s’ils n’ont pas échangé la peste contre le choléra…

(NB : Cette situation peut être mise en parallèle avec les Israélites qui, selon le récit biblique en Nombres 11:4-6, se mettent à regretter leur séjour en Égypte parce qu’ils y mangeaient des légumes soi-disant « pour rien », ayant apparemment oublié un détail hautement significatif, à savoir qu’ils étaient tenus en esclavage dans ce pays… Comme quoi, devant une difficulté toute nouvelle, notre mémoire a la fâcheuse tendance d’occulter les problèmes antérieurs qui pourtant étaient parfois bien pires en comparaison de la situation présente !)

Ces questions, ce sont les vôtres à présent. Vous avez suffisamment vérifié la validité du dogme et les prétentions de l’organisation, et vous savez désormais qu’on vous a menti. Tout effarés, vous avez soudain pris conscience de votre asservissement à un mouvement autoritaire qui vous exploite, et cette idée vous paraît si traumatisante que vous vous efforcez tant bien que mal de la chasser de votre esprit.

Il est à noter que le présent article se concentrera sur le caractère inconfortable et incongru du Témoin de Jéhovah souhaitant le rester une fois arrivé à ce stade-là ; autrement dit, il s’efforcera de répondre au 1°. Aussi, nous nous placerons dans l’optique que vous n’avez pas encore fait éclater au grand jour votre rébellion (donc vous n’êtes pas encore au stade de la mutinerie évoquée dans l’introduction), mais que vous avez pris conscience de votre condition de ’’prisonnier’’. (...)

Ainsi, vous êtes presque en mesure de percevoir déjà certains avantages évidents à la remise en cause du jéhovisme :

* Vous pourriez jeter dehors la culpabilité qui vous rongeait au moindre petit écart de conduite ;

* Vous ne seriez plus obligés mentalement de défendre une « vérité » qui n’en est pas une ;

* Vous pourriez en finir avec ce mode de vie mortifère réunions-études-prédication qui vous oppressait et vous épuisait ;

* Vous pourriez bénéficier de plus de temps pour vous occuper de vous, pour développer vos passions et vos dons ;

* Vous pourriez côtoyer davantage les membres de votre famille non-Témoins de Jéhovah jusque-là diabolisés ;

* Vous pourriez participer aux festivités qui vous sont interdites ;

* Vous pourriez, si vous le désirez, rechercher une vraie spiritualité qui vous convient ;

* Etc.

Alors, qu’est-ce qu’on fait : on les brise ces chaînes ou pas ?

Mais cette perspective alléchante est rapidement éclipsée par des pensées bien moins réjouissantes, car dans ce cas cela signifierait : [2]

* Que la vie éternelle dans un paradis ne serait rien de plus qu’une fable : non, vous ne jouerez avec des lionceaux dans une végétation luxuriante, tout en mangeant des papayes en compagnie de vos chers grands-parents disparus ;

* Que vous assisteriez, impuissants, à la mort de ceux que vous aimez ;

* Que vous connaitriez les douleurs liées au grand âge ;

* Que votre soif d’idéalisme resterait insatisfaite, car le monde juste, sans souffrance, sans famine, sans guerre… que vous souhaitez pour tous n’arrivera jamais ;

* Qu’il vous faudrait faire le deuil d’une chaleur communautaire, au moins apparente, que vous ne retrouverez plus à l’extérieur ;

* Etc.

Et toutes ces pensées sont tellement effrayantes que vous avez tendance à utiliser toutes sortes de faux prétextes - et vous le savez - pour les dissimuler en permanence afin de conserver un équilibre émotionnel. Vous vous interrogez sur l’opportunité de s’affranchir d’un tel système : finalement, ne vaut-il mieux pas rester Témoins de Jéhovah et continuer comme avant ?

À n’en pas douter, il faut beaucoup de courage pour quitter le cocon douillet mais étouffant du jéhovisme et affronter les espaces immenses et inconnus devant lesquels beaucoup de Témoins de Jéhovah désabusés détournent le regard. Voyez d’ailleurs sur Internet combien d’entre eux, au lieu d’accepter la réalité aussi douloureuse soit-elle, vont pratiquer la politique de l’autruche tout en répétant à leurs ex-coreligionnaires : « N’empêche que si ce n’est pas la vérité, vous, vous n’avez rien de mieux à proposer ! » … ce qui, plus trivialement, se traduit par : « J’avoue implicitement que je reste chez les TJ par défaut et que mon choix religieux est davantage motivé par des raisons de confort personnel que par une authentique recherche de vérité ». De ce fait, ils préfèrent souvent éloigner de leur esprit tout sujet qui pourrait les confronter à la réalité afin de réduire le plus possible leur dissonance cognitive et s’investissent dans le jéhovisme, perçu comme un antidote à un doute pourtant tout à fait sain. En procédant de la sorte, ils ne font qu’appliquer les « conseils » de la Société Watch Tower qui souhaite ainsi annihiler tout esprit critique et maintenir ses fidèles dans les illusions qu’elle leur a créées. [3] Mais cela est totalement inutile, car :

1/ Ignorer un problème bien réel et qui nous met mal à l’aise n’engendre pas la disparition de celui-ci

2/ Répéter à l’infini une erreur ne la transforme pas en vérité au bout d’un moment

Mais illustrons ces deux points afin de leur donner du relief.

« Cachez ce thermomètre que je ne saurais voir… » Et ainsi on devient un tartuffe !

1/ Par exemple, une personne ayant de la fièvre peut feindre d’ignorer son mauvais état de santé, notamment en cassant son thermomètre pour ne pas vérifier sa température, mais ce n’est pas pour autant que sa condition physique va s’améliorer et que les symptômes de sa maladie vont disparaître comme par magie. [4] Bien au contraire. Certes, le médecin qu’elle consultera lui annoncera peut-être que son état de santé est inquiétant, diagnostiquant une maladie grave qui laissera la personne sous le choc. Mais c’est en étant lucide, c’est-à-dire en acceptant sa maladie, même si cela est fort déplaisant, que la personne sera à même de prendre des mesures pour y remédier autant que possible (prise de médicaments, traitements appropriés…)., et ainsi d’optimiser ses chances de vivre plus longtemps. Maintenant, imaginez qu’elle décide d’ignorer totalement ses symptômes et qu’elle renonce à subir des examens médicaux, simplement par peur d’entendre un diagnostic sévère : peut-être ne saisirait-elle pas là sa dernière chance de survie. Ne trouveriez-vous pas que cette personne manque cruellement de bon sens et que l’issue tragique est profondément regrettable car elle aurait pu être évitée ?

De même, le TJ qui accepte l’idée qu’il croit à une supercherie avec tout ce que cela implique (pas de « monde nouveau ») fait peut-être la soupe à la grimace pendant un certain temps, mais en étant objectif, il pourra prendre des décisions prévoyantes qui s’avéreront judicieuses pour son futur. Ces décisions, fortement découragées voire interdites par la Société Watch Tower du fait de l’urgence des temps, peuvent être par exemple le fait de…

Pour une maison, c’est maintenant ou jamais. Dans 70 ans il sera trop tard…

* Poursuivre les études de son choix pour exercer la profession qui lui plaît, et non se contenter d’un travail basique et ennuyeux pour davantage servir les « intérêts du Royaume » (c’est-à-dire ceux de l’organisation en fait) ;

* Se livrer à ses hobbies quand il est en plein vigueur physique, avant que ne viennent « les jours funestes [la vieillesse] où [il] dira : ’’Je n’y ai aucun plaisir’’ » [5] ;

* Contracter une assurance-vie afin d’assurer ses arrières en cas de coup dur et ne pas compter sur une hypothétique intervention divine qui tarde depuis des lustres ;

* Faire bâtir sa propre maison, même à crédit, sans attendre un soi-disant accomplissement d’Isaïe 65:21 [6] ;

* Découvrir des endroits mémorables grâce à des voyages à travers le monde sans compter sur le Paradis pour le faire ;

* S’ouvrir à la culture (théâtre, musique, peinture, sculpture…) ;

* Entretenir une relation amoureuse avec quelqu’un qui n’est pas TJ, et éviter ainsi un éventuel célibat forcé à cause d’un manque de conjoints potentiels dans la congrégation ;

* Etc.

Autre exemple :

Krishna, Jéhovah : quelle différence ? On croit en eux grâce à la répétition…

2/ On peut, à l’instar des dévots de Krishna qui récitent le maha-mantra 1728 fois par jour, se répéter 10 000 fois par jour que 2+2=10 si cela nous chante, mais il n’empêche que cette égalité est et restera fausse même lorsqu’on se sera livré à cet exercice auto-endoctrinant pendant des années.

Maintenant, imaginez qu’un mathématicien prenne comme base de calcul une opération dont la résultat est incorrect, tout en étant parfaitement conscient de cette erreur. Non seulement il consacre beaucoup de temps et déploie de nombreux efforts dans cette discipline, mais en plus il affirme haut et fort que ses travaux sont fiables car basés sur le savoir mathématique officiel (comme d’autres affirment s’appuyer sur la Parole de Dieu), et cherche à initier à cette science des gens ne sachant pas compter… Franchement, ne penseriez-vous pas que cette personne est à la fois insensée (tout son boulot est à refaire de A à Z) et malhonnête (elle trompe sciemment les autres) ? En clair, ce qu’elle fait est non seulement inutile, mais aussi nuisible.

De même, il serait probablement tentant, une fois que l’on a commencé à entrevoir la supercherie du discours jéhoviste, de s’impliquer davantage dans le mouvement pour « oublier », tel l’éthylique noyant ses problèmes dans son verre d’alcool - et d’ailleurs, comme nous l’avons noté plus haut, la Société Watch Tower préconise la prédication à gogo lorsque le doute commence à poindre à l’horizon, le but étant clairement de s’auto-persuader, au détriment de la vérité en tant que telle : il faut que ça rentre vigoureusement dans le crâne, peu importe que ce soit des foutaises… [7] Ainsi, on s’enfonce encore un peu plus dans l’erreur, rendant une sortie encore plus improbable, et confirmant par là même que la théorie de l’engagement développée par Kiesler est bien véridique - à savoir : plus on est engagé dans un choix ayant eu…

• un caractère public (ici, en l’occurrence, le baptême au cours duquel on a déclaré solennellement s’identifier à un membre de l’organisation des Témoins de Jéhovah ),
• fréquemment répété (réunions, prédication…),
• qui s’est révélé coûteux (nombreux sacrifices pour la « vérité »),
• étant irréversible (plus d’amis en dehors des TJ, famille convertie… ce qui réduit grandement la marge de manœuvre),
• tout en ayant un (faux) sentiment de liberté (’’on est libre d’être TJ’’, se complaît à répéter le fidèle)

… et moins on aura tendance à faire machine arrière par la suite.

Par conséquent :

* On devient hypocrite, émoussant ainsi son sens de la vérité ; par ailleurs, cela peut avoir des répercussions sur sa santé, car faire sans cesse le grand écart entre ses actions et ses pensées peut mettre en péril son bien-être mental ;

* On agit de façon insensée car on gaspille un temps précieux ;

* On devient malhonnête en contribuant directement à la propagation de ces erreurs par sa prédication, dupant en toute connaissance de cause des personnes de bonne foi ;

* On entretient indirectement chez nos coreligionnaires, témoins de nos ’’œuvres’’ dans le jéhovisme, un sentiment de confirmation du bien fondé de leur propre engagement ;

* Et d’une manière générale, en restant dans les rangs du mouvement, on contribue à une petite échelle à lui offrir une honorabilité dans l’opinion publique, celle-ci étant fréquemment acquise grâce à des effectifs soutenus (« si tant de gens y croient, c’est que ça doit être quelque chose de crédible et de bénéfique », pensera-t-on).

N’est-ce pas un comble pour des personnes qui déclarent en permanence qu’elles sont dans la « Vérité », qu’elles reflètent la « sagesse d’en haut » qui se caractérise notamment par sa nature « raisonnable » et « non hypocrite » ? [8] Bien sûr, au final, c’est à chacun de décider ce qu’il fera en tenant compte du caractère spécifique de sa propre situation, et différents facteurs (membres de la famille TJ, âge avancé) peuvent entrer en ligne de compte dans le choix final. Certains décideront de rester au sein de l’organisation de façon superficielle, parfois en continuant à assister épisodiquement aux réunions et en s’abstenant de critiquer ouvertement la Watch Tower, afin de conserver des liens avec leur famille et leurs amis - quoique cette situation soit plus ou moins difficile à supporter sur le long terme, surtout pour ceux qui sont entiers dans leur démarche. Mais il y a une différence entre ce cas de figure et ceux qui continuent envers et contre tout de condamner les « gens du monde », de diaboliser les apostats, d’appliquer des sanctions à d’autres, et de proclamer les « vertus » de l’organisation alors qu’ils savent très bien qu’il n’en est rien. Par ce genre de comportement, de telles personnes renient totalement et en toute connaissance de cause les valeurs que le mouvement était censé défendre (la vérité, la justice, l’amour). Leur mode de vie entier repose sur un mensonge et elles démontrent, en continuant ainsi, qu’elles n’ont aucun sens de l’éthique.

Voudriez-vous vous reconnaître dans une telle description ? Est-ce le genre d’exemple que vous souhaitez donner à vos enfants, à votre famille ? Tout va dépendre des valeurs que vous considérez contre étant prioritaires… Juste pour l’anecdote, j’ai moi-même été incroyablement choqué de constater qu’un ancien, qui m’était proche et que je croyais sincère, était capable de jouer un rôle public si parfait qu’il aurait pu faire pâlir de jalousie des acteurs de théâtre professionnels : après avoir admis en privé que les membres du Collège Central n’avaient pas du tout l’esprit saint qu’ils revendiquaient et avoir reconnu, devant les faits, plusieurs erreurs graves de la Société Watch Tower dont la date de destruction de Jérusalem et l’affiliation avec l’ONU, il parvint avec grand art à enseigner avec conviction tout le contraire dans un discours qu’il prononça peu de temps après… Sans parler de l’arrogance qu’il a affiché lors des entretiens qui ont conduit à mon exclusion, alors que mes arguments n’étaient en fait rien d’autres que ceux qu’il avait lui-même admis en privé ! Et là, on a vraiment le sentiment d’atterrir sur une autre planète… En tout cas, il a perdu à mes yeux toute la confiance que je pouvais lui porter.

Ainsi, à la question posée en 1° : « Ne sommes-nous pas perdants au final ? », nous répondons non, car nous connaissons un réenchantement dont les Témoins de Jéhovah sont privés : celui de ne plus vivre dans le mensonge, et ainsi de réconcilier la personne intérieure avec les apparences extérieures, d’être authentique. Et ça, ça n’a pas de prix…

(...)

Notes :

[1] Voir le clip sur Dailymotion

[2] À leur sortie du jéhovisme, certains conservent des croyances religieuses fortes. Toutefois, la liste qui suit s’adresse tout particulièrement à ceux qui ont poussé la remise en cause jusqu’à rejeter l’inspiration divine de la Bible et la croyance au Dieu anthropomorphique commun aux religions abrahamiques.

[3] La Tour de Garde du 1^er février 1996, page 24 : ’Coupez’ tout ce qui peut alimenter ces doutes. (…) Ayez un bon programme d’étude de la Parole de Jéhovah, afin que votre foi reste forte, qu’elle soit comme un grand bouclier grâce auquel vous pourrez “ éteindre tous les projectiles enflammés du méchant ”. (Éphésiens 6:16.) Demeurez actif dans le ministère chrétien en continuant avec amour à répandre le message du Royaume autour de vous."

[4] Cet exemple n’est pas choisi au hasard, puisqu’il est tiré du livre Comment raisonner à partir des Écritures (publié par les Témoins de Jéhovah), sous le thème ’’Péché’’, page 280, paragraphe 2. Comme quoi, tout ce que la Société Watch Tower déclare est capable d’être retourné contre elle !

[5] Ecclésiaste 12

[6] « Ils bâtiront des maisons et les habiteront, ils planteront des vignes et en mangeront les fruits. » - Bible de Jérusalem

[7] Parce que des personnes qui étaient investies d’une autorité religieuse soi-disant dûment établie le lui ont fortement conseillé, l’auteur de ces lignes a pratiqué ce genre d’exercice périlleux pendant des années, au détriment de sa santé mentale…

[8] Jacques 3:17

ENFIN... NOUS SOMMES LIBRES !!!